Il est tentant de gommer de la mémoire collective les héros des libérations des camps de concentration, des ghettos, quand leurs profils ne correspondent pas vraiment aux propagandes du moment.
Une grande part des groupes politiques juifs en Europe fut antisioniste, dont le plus important a été le Bund. L'immigration juive européenne paraît extrêmement tardive, le projet sioniste n'intéresse pas tant la communauté juive européenne à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. La prolifération de l'antisémitisme aura raison de ces considérations, tout comme l'anéantissement par les nazis des partis juifs majeurs de la politique européenne.
Cette opposition au sionisme est un refus fondé sur le rejet d'un projet que beaucoup jugent colonial, problématique en son fondement. Ils constatent que des individus antisémites, comme le ministre britannique Balfour, y perçoivent l'opportunité de se débarrasser des personnes juives. Sauf que l'Europe est leur foyer, celui de la création d'une culture juive européenne, d'une langue yiddish. Par ailleurs, les plus considérables persécuteurs des juifs semblent les Européens ; il apparaît déconcertant d'aller s'en prendre aux Arabes, eux-mêmes soumis au colonialisme occidental.
En effet, Marek Edelman a bien existé, ses combats ont existé. Il faut reparler d'Edelman, au moment même où Israël perpétue les violences qu'il a toujours dénoncées, où certains instrumentalisent l'antisémitisme, une discrimination qui perdure encore, mais dont ils se moquent en réalité. Il a été un des principaux dirigeants du soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943. Il était membre du Bund (Parti socialiste juif), et a été fermement antisioniste toute son existence, comme beaucoup de ses camarades.
Fondé en septembre 1897, le Bund défendait la laïcité, la lutte des classes, le combat contre l'antisémitisme et la langue yiddish. Il a eu beaucoup d'adversaires, autant ceux qui lui ont semblé dévoyer le socialisme (Staline) que les sionistes ou les religieux extrémistes.
Anna Rozental symbolise ce Bund chassé par tout le monde, notamment au vu de sa montée en puissance. Elle fut une dirigeante du Bund (secrétaire du comité central en 1917, présidente de l'organisation de Vilna en 1922, ensuite membre du comité central du parti à Varsovie). En 1938, elle est élue au conseil municipal de Vilnius. Sous sa direction, le Bund forme alors le groupe le plus important du conseil. Son appartement devient une plaque tournante pour les activités du Bund, ainsi qu'un lieu de refuge pour les militants fuyant la zone occupée par l'Allemagne. Elle a vaguement eu un intérêt pour le sionisme au cœur de sa jeunesse, avant de rejoindre le Bund. La résistante est tuée par les services secrets de l'URSS.
Bernard Goldstein incarne ce Bund assumant d'être antitsariste, antisioniste, antistalinien, d'être l'ennemi de tous ceux qui rêvent de domination, autrement dit le « Yiddishland révolutionnaire ». Il a organisé l'autodéfense juive face à l'antisémitisme et toutes les formes de haine. Son apport a été décisif dans les activités de contrebande, afin de saper l'influence des nazis en Pologne. Il a pris part au soulèvement de 1943 et l'insurrection de 1944. Dans ses Mémoires, il livre un profond combat pour la dignité humaine, faisant aussi de lui un antisioniste convaincu.
Telle Rozental, Louis-Lazare Zamenhof est un sioniste « repenti ». Il n'a pas adhéré à la vision coloniale d'Herzl et a refusé de se rendre au 1er Congrès sioniste (1897). Le médecin aspirait à la fraternisation entre les peuples en proposant l’espéranto, une langue commune. Face à l'avènement des nationalismes destructeurs en Europe, il y répondait par la revendication d'une commune humanité, de ce qui rassemble tous les humains, du respect des différences, sans que cela ne porte atteinte à l'autre. Avant d'être une nationalité, un peuple construit, une religion, avant de s'opposer sur tous ses points, nous serions des humains, des frères et des sœurs semblables.
Afin de revenir à Edelman, il est un des fondateurs de l'Organisation juive de combat, réunissant tous les groupes juifs de résistance. Du 19 avril au 16 mai 1943, il participe à l'état-major qui conduit au soulèvement du ghetto de Varsovie. La brutalité de l'armée allemande est innommable, elle brûle vif des milliers de personnes et anéantit la rébellion. Toutefois, les nazis seront surpris par l'ampleur de cette révolte. Cela constitue une bataille qui préfigure l'insurrection de Varsovie en 1944, à laquelle Edelman prendra évidemment part, alors un des derniers survivants de l'état-major de l'Organisation juive de combat. Les nazis ont massivement massacré les membres du Bund, qui constituaient l'un des groupes politiques juifs les plus puissants d'Europe. Marek Edelman a été un des ultimes survivants, telle sa femme Alina Margolis-Edelman, qui dévoue le reste de son existence aux droits humains, en tant que cofondatrice de Médecins du monde et militante syndicale.
Jusqu'à son trépas, Edelman critique de toutes ses forces les dérives d'Israël : « Votre philosophie d’Israélienne, celle qui consiste à penser qu’on peut tuer vingt Arabes pourvu qu’un Juif reste en vie. Chez moi, il n’y a de place ni pour un peuple élu ni pour une Terre promise. ». Edelman ne supporte pas qu'on utilise la mémoire de tous ses amis, ses frères, ses sœurs tombés au cœur des camps, afin de justifier tout ce que peut entreprendre Israël. Il vit cela comme un reniement de « cette immense culture juive multiséculaire », et cela au service des religieux les plus extrémistes, d'une idéologie coloniale. Edelman considère que la fondation d'Israël n'est qu'un beau mythe des Occidentaux : « Si Israël a été créé, c’est grâce à un accord passé entre la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’URSS. Pas pour expier les 6 millions de Juifs assassinés en Europe, mais pour se partager des comptoirs au Moyen-Orient. ».
Il regrette que les Arabes, les anciennes colonies doivent éternellement payer les conséquences des actes des colons Européens, et il rétorque agacé : « Il eût mieux valu créer un État juif en Bavière ! ». Il ajoute : « La culture juive, ce n'est pas la culture israélienne ! ». Edelman ne disait pas le centième de ce qui choque les médias, le débat public occidental de nos jours, mais qui en parlera ?
Israël et les Occidentaux ont contribué à éteindre la mémoire d'Edelman, hormis quelques distinctions lointaines. Il est vrai que le combattant ne se percevait pas en héros, ne voulait pas être le jouet des capitalistes, et renvoyait à ses amis morts au Front.
Toujours ancré dans ses idées socialistes, de justice, il combattra les nazis, les faussaires de Marx, les sionistes, les antisémites, les racistes.
Il laisse ce mot pour les nouvelles générations : « Dans les écoles maternelles, dans les lycées, dans les universités, nous devons enseigner que le mal reste le mal, que la haine, c'est le mal et que l'amour est un devoir... Il est plus aisé d'éveiller la haine que l'amour de l'humanité. La haine est facile. L'amour exige des efforts et des sacrifices... il faut de nouveau la former cette jeunesse, lui apprendre que ce qui est sacré c'est la vie humaine, que le confort passe après ».
Dans les dernières années de sa vie, il prévient et plus que jamais à l'heure d'un génocide, du retour du fascisme, nous devons observer la gravité de ses mots : « L'Europe se comporte comme ce promeneur du dimanche qui faisait du manège près du mur du ghetto alors que, de l'autre côté, des gens mouraient dans les flammes. Indifférence et crime ne font qu'un. ».
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